“So, now we are entering in another phase. That means that after having run through the detention –first detention site, then, we are hitting the execution site“
Jean-René Ruez au procureur, affaire Mladic/ Karadzic, IT-95-5/18-T, audience du 26 janvier 2012, interrogatoire principal par M. Mitchell, Public transcript of hearing dated 26 january 2012, (english), p. 23737. (Je traduis)
“Alors nous passons maintenant à une autre étape. C’est-à-dire qu’après avoir fait le tour des lieux de détention, nous arrivons aux sites d’exécution.”
Le 27 et le 30 janvier 2012, dans le cadre du procès de Radovan Karadzic, l’enquêteur français Jean-René Ruez est interrogé par Me Christopher Mitchell pour le compte de l’accusation. Après avoir passé en revue les différents lieux de détention, ce sont maintenant les sites d’exécution, explorés en 1996 par l’enquêteur, qui font l’objet de questions. Drinjaca, Kravica, Bratunac, Orahovac, Karakaj, Kozluk, Branjevo…
A partir des photographies prises pendant l’enquête qui donnent accès aux sites des exécutions et aux traces qu’il en reste, se joue la reconstitution des faits criminels qui ont eu lieu un an plus tôt, en juillet 1995. Ce sont les multiples facettes de l’image-preuve qu’il est ici possible de mettre en valeur, une image qui oriente, localise, situe, qui montre où on a cherché et ce qu’on a trouvé, une image qui laisse imaginer ce qu’on ne voit plus, qui rend plausible une hypothèse, qui corrobore un récit, nous faisant cheminer dans les pas d’un témoin en fuite ou suivre la trajectoire d’une balle ou d’un corps qui tombe. L’enregistrement vidéo de l’audition de Jean-René Ruez, reprenant le photobook élaboré par l’enquêteur et les films réalisés lors des différentes missions sur site, permet de construire une histoire sensible du génocide de Srebrenica fondée sur une double lecture des images : ce qu’elles montrent et ce qu’elles démontrent.
“Disturbed earth” dans la vallée de Cerska
Jean-René Ruez raconte, images à l’appui, les différentes étapes de son investigation depuis le témoignage qui a mis l’équipe d’enquête sur la piste du site à partir de la route qui pénètre dans la vallée de Cerska jusqu’au fossé, un peu plus loin au bord de cette même route, un endroit dissimulé dans une zone boisée, où les corps sont tombés sous les balles des serbes.
Comme pour ce qui a concerné les lieux de détention, l’interrogatoire principal de Christopher Mitchell est méthodiquement structuré. La première étape est déterminante : il s’agit de se situer dans l’espace.
“Can you orient us on the road that we see…”
“Pouvez-vous nous orienter sur la route que nous voyons…”








Toutes les images précédentes apparaissent dans l’enregistrement vidéo de l’audience mais j’ai choisi, lorsque l’écran du tribunal ne faisait que produire une image fixe existante par ailleurs, d’aller chercher ladite image pour en faire une capture, toujours de meilleure qualité que celles réalisées à partir de la vidéo d’audience (cartes et photos du photobook de Jean-René Ruez ; images enregistrées comme preuve par le tribunal). J’indique “p” pour photobook et “af” pour audience filmée afin de permettre au lecteur de repérer ce qui a fait l’objet de la capture d’écran.
La galerie ci-dessus permet de mettre en relief le processus probatoire construit à partir d’une image qui opère comme une passerelle entre les déclarations des deux témoins des événements de juillet 1995 et le témoignage de l’expert exposant à la Cour, en 2012, ses hypothèses et ses conclusions de 1996. Se constitue sous nos yeux un ensemble de photographies légendées par le témoin qui vont venir soutenir le récit des faits proposés par l’accusation. Par ses questions précises et ses consignes ciblées qui rythment et guident la parole et les annotations de Jean-René Ruez, le procureur élabore en effet, méthodiquement, pour chaque lieu investigué, sa démonstration. L’image, devenue preuve par l’ajout d’une légende au cliché diffusé sur l’écran de la Cour et par le truchement de son enregistrement à ce titre par le tribunal, révèle à l’audience le sens qui avait vocation à lui être attaché dès l’origine. On peut dire ces photographies se réalisent pleinement à l’occasion de l’audience : ce qui n’était qu’une virtualité, qu’une potentialité, se concrétise à ce moment-là. Il y a ce qu’on voit dans le photobook de Jean-René Ruez, la photographie nue et il y a ce qui s’y dessine et s’y devine après la légende et le commentaire de l’expert.
Ces clichés n’existent que dans une intention bien particulière : il ne s’agit pas de montrer un paysage mais de retracer un parcours. La photographie prise dans le cadre de l’enquête par Jean-René Ruez accomplit en janvier 2012 la performance attendue, lorsque les flèches dessinées par le témoin et les noms qu’il y inscrit viennent la barder et révéler sa vocation. Alors que la photographie brute montre la route telle que Jean-René Ruez l’a observée, l’image produite à l’audience révèle le chemin suivi par les bourreaux et les victimes un an plus tôt.

Que voit-on en regardant ces collines et ces routes, photographiées en 1996, balafrées par les flèches rouges du témoin en 2012? Une intersection et la route sur laquelle trois bus se sont engagés en juillet 1995.

Que voit-on, ci-dessus? Nous sommes engagés vers la vallée de Cerzka, derrière les trois bus avec, à leur bord, les hommes qui sont menés à l’endroit de leur exécution. C’est cette plus-value probatoire que l’accusation demande à joindre à la procédure. La photographie montre l’enquête de 1996, l’image-preuve, legendée et commentée par le témoin, raconte les faits de 1995.
“Judge Kwon : This will be admitted.
Extrait des minutes de l’audition de Jean-René Ruez, interrogatoire principal de M. Mitchel, Affaire Karadzic, IT-95-5/18-T, audience publique du 27 janvier 2021, p. 23753.
The registrar : Exhibit P4280, Your honours.”
Ici, deux témoins ont mis les enquêteurs sur la piste du lieu d’exécution de Cerska valley. Un témoin a vu trois cars s’engager, le 13 juillet 1995 sur la route de Cerska, suivis par un petit excavateur. Peu après, le témoin affirme avoir entendu des tirs intenses en provenance de cet endroit. Plus macabre, le second témoignage provient d’un homme qui est parvenu à traverser cette zone la nuit venue. Ayant perdu ses chaussures, le témoin raconte avoir marché sur une substance qu’il a reconnue comme étant du sang. Arrêtons-nous quelques minutes sur la combinaison déterminante entre la parole de ce dernier témoin, l’enquête menée sur place et les images-preuves. Les enquêteurs n’ont pas trouvé le lieu d’exécution à la première visite sur place. C’est en filmant la route de long en large et en faisant visionner la vidéo à ce témoin que ce dernier a pu aider Jean-René Ruez à déterminer l’endroit exact à fouiller lors de la mission suivante.
“Mr Ruez, I might ask you to mark some things on this photo…“


Le cliché suivant n’est pas anodin : cette image-preuve fait partie des images qui tournent en boucle sur la page “archives” du site du Mécanisme international appelé à exercer les fonctions résiduelles des tribunaux pénaux.
Que nous raconte cette image? La photographie initiale, vierge de toute marque, montre les enquêteurs sur place. Les portes des véhicules des Nations Unies sont ouvertes, les hommes sont debout, observant la zone. Les annotations du témoin sont de deux sortes : certaines permettent de se repérer par rapport à l’entrée de la vallée, d’autres indiquent les zones suspectes. Ainsi, les flèches orientent pour localiser le site d’exécution (entrée de la vallée d’un côté, direction de Cerzka de l’autre) et les boucles situent les faits criminels : la zone 1 est la zone d’exécution, la zone 2 signale le déplacement de terre opéré par l’excavateur pour recouvrir les corps tombés dans le fossé.


La photo 2 montre “ce qui n’était pas évident à constater sur le premier cliché”, à savoir la pente. La route surplombe en effet un fossé que les enquêteurs s’apprêtent à explorer. La phase de sondage, systématique dans ce genre d’enquête, poursuit un objectif précis : prouver la présence de plusieurs corps sur le site. Jean-René Ruez insiste sur cette pluralité de corps, qui peut seule permettre d’enclencher la phase suivante, à savoir le processus d’exhumation. La suite de l’exposé du témoin-expert explique à la fois les méthodes et les résultats de la recherche, passant des manipulations les plus rudimentaire à l’exploitation de photographies aériennes produites par les services de renseignement américains.
Du “pick and sniff” à l’imagerie aérienne
Les premiers sondages effectués par l’équipe des enquêteurs reposent sur une technique rudimentaire que Jean-René Ruez expose au tribunal. Il s’agit de planter un long bâton métallique dans le sol, à une profondeur d’1 mètre et demi, de le retirer et d’en renifler ensuite le bout pour identifier l’odeur caractéristique d’un corps en décomposition… un procédé que les enquêteurs appellent entre eux “pick and sniff“.
(Vidéo fournie avec l’aimable autorisation du Mécanisme international chargé d’exercer les fonctions résiduelles des Tribunaux pénaux (MIFRTP), de l’ONU.)
La phase de sondage ayant été concluante, l’équipe commence à creuser aux endroits déterminés (photo 3). Dans le premier sillon de fouille (photo 4), l’enquêteur met à jour “deux jambes et deux pieds”, dans le second (photo 5), c’est “le sommet d’un crâne” et dans le troisième (photo 6), c’est le “haut d’un corps avec un crâne sortant d’une chemise… une chemise de civil”, précise Jean-René Ruez. Les images-preuves se suffisent à elles-mêmes et n’appellent aucune légende. Elles suffisent, à ce stade, à témoigner du succès de l’opération : sur les indications orales et concordantes de deux témoins, après une première visite sur place infructueuse, l’équipe d’enquêteurs a finalement trouvé un site d’exécution qui coïncide avec le site d’enfouissement des corps.




Nous touchons d’ailleurs ici aux limites des compétences de l’enquêteur et aux confins de sa mission, ce que Me Mitchell souligne d’ailleurs : Jean-René Ruez était-il accompagné d’un anthropologue qui puisse déduire de ces premières exhumations qu’il s’agissait “d’ossements humains”? L’enquêteur répond par la négative, précisant que les premiers éléments déterrés étaient faciles à identifier. Il reviendra à une autre équipe de procéder aux exhumations, aux identifications et de consolider éventuellement, par l’étude des restes humains et des autres preuves, les charges de l’accusation. Nous y reviendrons.
Mais n’anticipons pas et revenons à l’audience du 27 janvier 2012. Après avoir visionné les photos des corps décomposés, encore à demi enfouis dans la boue d’un fossé perdu de la vallée de Cerzka, on s’éloigne du bâton sondeur pour renouer avec les technologies de pointe, dans un grand écart dont l’image-preuve elle-même rend compte : l’enquêteur a joint à ces premiers éléments probatoires une photographie aérienne fournie par les services de renseignement américains. Nous voilà transportés haut dans le ciel, notre regard toujours tourné vers le bas, pour constater les “perturbations” du sol opérées sur le site exploré, perturbations démontrées par une comparaison entre deux clichés aériens, le premier pris le 5 juillet et le second le 27 juillet 1995.

Les deux photographies immortalisent la même route vue du ciel mais le saut dans le temps, début juillet 1995 – fin juillet 1995, renforcent les conclusions tirées par les enquêteurs l’année suivante : le site d’exécution est aussi le lieu du charnier, la multitude des corps étant probablement indexée sur l’ampleur de la perturbation visible depuis le ciel.
C’est en partie l’objet de la question suivante du procureur et de la photographie légendée qui suit (8), les panneaux jaunes numérotés – nous sommes de nouveau au ras du sol – indiquant les écarts entre les différents sondages. Jean-René Ruez commente le cliché, à la demande de Me Mitchell : les indications au sol ne rendent pas compte de la taille globale du charnier. C’est par déduction que l’expert raisonne pour donner une idée plus précise de l’étendue de la zone d’enfouissement : trois bus de 50 personnes se sont arrêtés ici, en juillet 1995. Ce sont effectivement 150 corps qui seront exhumés sur ce site.

Les formes incrustées dans la photographie rendent compte des deux temps du geste criminel : l’exécution puis la dissimulation des corps. La complémentarité entre les déclarations du témoin à l’audience et la photographie du rapport est ici patente. Les hommes débarqués des bus ont été alignés dans la zone signalée par des points bleus. La flèche jaune courbée, à droite de l’écran, signale l’endroit où les corps sont tombés – et la courbe vient accompagner le mouvement de chute – après avoir été abattus par les tirs provenant de l’autre côté de la route. la flèche en pointillé désigne la zone 2, là où l’excavateur est allé chercher de la terre pour recouvrir les corps, juste au-dessus des deux personnes baissées qui recueillent, un an plus tard, les preuves matérielles de l’usage d’armes à feu automatiques. A gauche, près de la zone 2, on cherche des douilles, à droite, dans le fossé, on cherche les corps. A gauche, les traces laissées par les bourreaux de leur geste criminel, à droite, les victimes. Et une image-preuve qui, à la fois, montre l’enquête et le crime, une image-preuve qui montre 1996 et qui raconte 1995.
Pourquoi il n’y a rien à voir…
Une image-preuve à Drinjaca
Le site dit “de Drinjaca” a été exploré en 1997, sur la base du témoignage d’une victime, détenue dans un hangar de Konjevic Polje puis mise dans un bus en direction de Zvornik (témoin KDZ065). Le bus a quitté rapidement ladite route pour s’engager dans une gorge au fond de laquelle coule la rivière Jadar. L’enquête sur place n’a abouti à aucune découverte : en termes de récolte d’indices matériels, c’est un échec.
“Le fait est que nous n’avons rien trouvé à cet endroit. Nous n’avons trouvé ni restes humains – ils sont probablement tombés dans la rivière, comme le témoin. Et nous n’avons pas trouvé non plus de douilles dans cette zone…”
Jean-René Ruez à Me Mitchell, affaire Karadzic, audience du 27 janvier 2012, interrogatoire principal. (je traduis)
Or Jean-René Ruez n’en conclut pas pour autant que les déclarations du témoin KDZ065 sont fausses. C’est l’occasion de souligner la différence entre un cliché purement informatif et un cliché réellement probatoire.
“And the next photo might explain the reason why…”
“Et la photo suivante explique probablement pourquoi…”


Ces deux photographies du site exploré, assez comparables avant que le témoin n’en parle, n’ont en réalité absolument pas la même valeur probatoire une fois commentées par Jean-René Ruez. La première (ci-dessus à gauche) est une photographie que l’expert commente brièvement : il s’agit de l’endroit que le témoin a désigné comme étant le lieu de l’exécution. Le cliché ne montre rien d’autre que les enquêteurs penchés à la recherche de preuves. La seconde photographie (à droite) est beaucoup plus importante sur le plan probatoire. Jean-René Ruez insiste pour y revenir et la commenter.

L’expert commence par situer le cliché dans le temps. La date de la photographie n’est pas indiquée mais le témoin situe la mission d’enquête pendant l’année 1998. Il s’agit de montrer que le temps a passé entre l’exécution et la visite des enquêteurs, entre le moment de l’exécution et le moment où cette photographie de la rive de la rivière faisant face au site d’exécution a été prise. Parce que l’intérêt de la photographie est bien de montrer que le temps, et plus particulièrement le cycle des saisons et de l’eau, a joué ici un rôle déterminant : la présence d’énormes troncs d’arbres échoués et coincés plus d’un mètre cinquante au-dessus du niveau de l’eau indique en effet que le lit de la rivière a changé de forme. Ce que la photographie montre – les troncs échoués – prouve que le niveau de l’eau a monté, par le passé, au point de submerger la rive : la photographie, au-delà de montrer les lieux le jour de l’enquête, conserve avant tout la trace de cette crue. Et de ces traces, l’expert déduit que le fait de n’avoir rien trouvé ne signifie pas qu’il n’y ait rien eu, mais que tout a disparu. Le témoin dit sans doute vrai mais les preuves ont été balayées par le courant.
Ce moment d’audience est intéressant à un autre titre. C’est en commentant la première photographie – qui n’apporte rien en elle-même, nous l’avons compris – que Jean-René Ruez évoque de manière précise l’exécution et ce qu’en a rapporté le témoin avec lequel il était sur place. Ce qui permet à la défense de se manifester et au juge de rappeler au témoin le cadre de son témoignage en tant qu’expert.
“he’s not here to relay what he heard from the witnesses…“
“Il n’est pas là pour relayer ce qu’il a entendu de la bouche des témoins…”
(Vidéo fournie avec l’aimable autorisation du Mécanisme international chargé d’exercer les fonctions résiduelles des Tribunaux pénaux (MIFRTP), de l’ONU.)

Appelé à commenter la photographie ci-dessus, l’enquêteur dépasse les bornes que Me Mitchell a pourtant posées : le procureur a en effet demandé au témoin, comme il le fait depuis le début de son interrogatoire principal, de décrire le site et d’indiquer ce qu’il a éventuellement trouvé sur place. Or, Jean-René Ruez va, dans sa réponse, au-delà de ce qui relève de son expertise .
Q. “If you could describe this site to us and tell us wether you found anything at this site.
Transcript of the public hearing, Karadzic Case, IT-95-5/18-T, 27th january 2012, p. 23754.
A. So, this is the area where the — the witness told us the execution took place, the prisoners being lined along the river and shot in the back. He — he recognised — he knew the one who shot him, and he gave his name in the statement, a policeman from Bratunac”
Q. “Si vous pouviez nous décrire ce site et nous dire si vous avez trouvé quelque chose sur place…
R. Alors, il s’agit de la zone que le témoin nous a indiquée comme étant celle où l’exécution a eu lieu, les prisonniers étant alignés le long de la rivière et tués par une balle tirée dans le dos. Il a reconnu… Il connaissait celui qui lui a tiré dessus, et il a donné son nom dans sa déclaration : un policier de Bratunac” (je traduis)
Me Robinson intervient immédiatement pour recentrer le témoignage : l’enquêteur n’a pas à se faire le relais de la parole d’un témoin. Ce n’est pas l’objet de son expertise. Le juge Kwon répond spontanément que l’expert est guidé par le témoin et que ces interactions doivent apparaître à un moment donné. Certes, mais cela doit uniquement concerner le repérage des lieux, cela doit porter sur les éléments permettant de préciser la localisation des faits : il n’appartient pas à Jean-René Ruez de détailler les événements tels que le témoin les rapporte.



Me Mitchell intervient à son tour pour soutenir que certaines circonstances des faits doivent être relatées car elles permettent de comprendre ce qui s’est passé et où, voire comment, inspecter le secteur. Selon lui, il n’est pas question de se borner à “la description du site”. Le juge Kwon qui, dans un premier temps, a semblé soutenir que les éléments donnés par le témoin devaient être entendus, rejoint finalement la défense : le témoignage peut se poursuivre mais l’expert doit prêter attention à ne pas “rapporter ce qu’il a entendu de la bouche des témoins”.
Ici, il ne fait aucun doute que l’identité d’un des auteurs des tirs criminels n’apporte rien concernant le site : le fait que l’un des bourreaux soit un officier de police de Bratunac ne renseigne pas plus la Cour sur le lieu d’exécution et les preuves matérielles que l’enquête a pu permettre de trouver. Et c’est bien la marge de manœuvre que le juge Kwon entend donner au témoin pour la suite : son témoignage va se poursuivre et ne sera pas limité dès lors qu’il permet à la Cour de se “familiariser” avec les sites mêmes. Me Robinson a rappelé qu’en tout état de cause, une autre option serait contraire à la jurisprudence de la chambre d’appel.
De sandici meadow à l’entrepôt de Kravica
Les questions suivantes de l’accusation portent sur le site d’exécution connu sous le nom de “Kravica warehouse”. Point de départ : la déposition d’une victime (KDZ071) qui faisait partie du groupe d’hommes détenus sur le site de Sandici Meadow, puis conduits dans un entrepôt à un kilomètre de distance. L’enquête dans ce bâtiment fait intervenir des prélèvements d’une autre nature et révèle des éléments de preuve différents de ceux que nous venons de développer à partir du site de Cerzka : à Kravica, le site d’exécution est un bâtiment clos et les corps n’ont pas été enfouis sur place.

Capture d’écran du photobook de JR Ruez, p. 95 : une photographie des murs de la zone ouest de l’entrepôt de Kravica. Les flèches jaunes indiquent les zones où les échantillons ont été prélevés.
Ce sont ici les murs que les experts ont grattés pour déterminer dans un premier temps s’il s’agissait d’un abattoir souillé de sang animal ou d’un lieu d’exécution comme le témoin KDZ071 l’affirmait. Les premiers résultats confirmèrent la déposition du témoin : le sang trouvé sur les murs était bien du sang humain.
What is “left behind after the cleaning process”
Ce qui “est laissé derrière après l’opération de nettoyage”
L’enquête porte sur plusieurs points : récupérer des indices permettant de corroborer le récit des témoins et récupérer des indices concernant l’exécution elle-même, à savoir les éléments de preuve concernant l’usage d’armes ainsi que les éléments de preuve concernant les victimes. A Kravica, l’enquête est rendue plus difficile du fait des opérations de “nettoyage” qui ont été réalisées après l’exécution pour déplacer et faire disparaître les corps.
Cheminer dans les pas des témoins…
Témoin KDZ071
aile ouest de l’entrepôt de Kravica

Dans ses déclarations, le témoin KDZ071 raconte qu’il a échappé au massacre en se cachant dans une guérite située dans un coin du hangar. Ce détail permet de revenir, ici encore, sur les échanges entre les témoins et les enquêteurs en amont du procès, lors de l’élaboration du rapport d’enquête et de ce qui constituera le matériau employé par l’accusation. Ici, Jean-René Ruez est revenu vers le témoin après sa première visite sur place pour souligner les “incohérences” de ses déclarations, aucune guérite n’étant visible à l’intérieur du local.
Lors de la mission suivante, les enquêteurs disposant de davantage de temps d’investigation ont pu chercher les indices permettant de vérifier de nouveau les déclarations que le témoin avait entre-temps confirmées. En dépit du processus de nettoyage opéré à l’intérieur du bâtiment, certainement au bulldozer, pour déplacer les corps, les enquêteurs ont ainsi relevé, au milieu de l’entrepôt en ruine, les traces de la structure signalée par le rescapé.


Le rapport d’enquête vient donc finalement corroborer les déclarations de KDZ071 et deux photographies viennent soutenir ses allégations : la première indique l’emplacement de la guérite de gardien dans l’aile ouest de l’entrepôt de Kravica (photo 5) et la seconde montre les indices matériels de “ce qui [en] reste” (photo 6) que Jean-René Ruez détaille à l’audience : “les petits carreaux bleus au sol et les traces sur le mur qui indiquent l’emplacement de la structure”.
Témoin KDZ063
aile est de l’entrepôt de Kravica

C’est ici le récit de la fuite du témoin KDZ063 qui est retracé par l’image : l’homme affirme s’être enfui par la première fenêtre accessible et avoir atterri dans un champ de maïs… éléments que Jean-René Ruez corrobore à partir de deux clichés, le premier (6) montrant la fenêtre en question, proche du lieu d’exécution et la seconde (7) le champ à l’arrière du bâtiment, les plants ayant été coupés mais les tiges au sol suffisant à établir qu’il s’agissait bien de maïs.



Le cliché ci-dessus (8) est particulièrement intéressant dans le sens où il contribue à prouver la véracité du récit de KDZ063, mais de manière indirecte. Les enquêteurs ont en effet trouvé une trace laissée sur le mur par une chaussure, la trace indiquant qu’il s’agissait d’un individu sortant par la fenêtre et non cherchant à y entrer. Il s’agit cependant d’une autre fenêtre du bâtiment et donc d’une autre personne que le témoin rescapé. Le substitut du procureur interroge néanmoins Jean-René Ruez sur cette photographie. La trace de pas sur le mur n’est pas celle de KDZ063 mais en réalité, elle contribue à prouver deux faits : d’une part que des hommes sont effectivement sortis par les fenêtres de ce bâtiment et d’autre part que cette fuite par les fenêtres était possible. La trace de pas de l’inconnu vient donc corroborer le récit de KDZ063 comme si ce pied avait été le sien, peu importe la direction de la fuite, peu importe l’issue de secours.
Les armes, leurs impacts et leurs traces



L’enquête tend à déterminer les modalités employées pour la mise à mort des hommes confinés dans le bâtiment : un faisceau d’indices rassemble les éclats de matière organique sur les murs, prélevés et analysés comme étant des restes humains, les taches noires sur ces mêmes murs (photo 1), les grenades entières (9) ou les cuillers de celles qui ont été dégoupillées et lancées (10), des trous dans la construction indiquant que les explosions ont bien eu lieu à l’intérieur (11).
Les ruines sont ici bavardes car les murs de l’entrepôt de Kravica sont perforés de toute part : le substitut du procureur y revient, à l’appui de nouvelles photos, en interrogeant le témoin au sujet des marques, visibles sur les photographies prises dans une autre partie du bâtiment.

Q: “And we can see some other marks on that wall. Were you able to determine what those others marks were?
Jean-René Ruez à Me Mitchell, audience du 27 janvier 2012, affaire Karadzic, interrogatoire principal.
A: This wall is also riddled with obvious bullet holes”
Q: Et on peut voir d’autres marques sur ce mur. Avez-vous pu déterminer ce que c’était?
R: Ce mur est aussi criblé d’impacts de balles évidents” (Je traduis)

Visuellement, on observe deux éléments de preuve qui se combinent pour révéler le fait criminel : d’une part, les trous dans le mur témoignent de l’impact de balles et donc de l’usage d’armes, ici automatiques, d’autre part, les traces de sang témoignent, après leur analyse en laboratoire, du fait que ce sont bien des hommes qui ont essuyé les tirs.
Un dentier, des douilles, des papiers d’identité et des fragments d’os humains…
Sur le site de Kravica, devant l’entrepôt, les enquêteurs ont exploré un dépotoir et trouvé divers éléments laissés sur place après le “processus de nettoyage” de l’intérieur du bâtiment. A la demande du procureur, le témoin expertise la photographie, énonçant les éléments les uns après les autres. La photographie commentée est le pendant visuel de la macabre liste que le témoin énumère à l’audience.

Me Mitchell demande en effet au témoin d’énoncer la nature des objets découverts dans la zone qui faisait office de dépotoir et de les entourer pour que la Cour puisse les identifier : Jean-René Ruez indique donc ” un dentier”, “des douilles”, “des papiers d’identité sans nom indiqué à l’intérieur” et une “collection d’os”, l’anthropologiste William Haglund ayant expertisé qu’il s’agissait d’os humains.

La séquence consacrée à l’enquête menée à l’entrepôt de Kravica se clôt par la diffusion d’un montage vidéo que le substitut du procureur fait enregistrer comme preuve . On y reconnaît les différents endroits évoqués et les mouvement de caméra permettent de prendre conscience des volumes et de mieux visualiser l’intérieur du bâtiment. En réalité, la vidéo téléchargeable depuis les archives du tribunal (Affaire Karadzic and Mladic, IT-95-5/18, 27/01/2012, Exhibit P04289, Prosecution, Excerpt from Video of Kravica : V000-3123-000-3123 (compilation of various portions between 00:00:00-00:08:50)) est la vidéo brute pourrait-on dire, c’est-à-dire que l’on visionne, en la téléchargeant, le montage vidéo réalisé pour l’audience avec le son original des vidéos.
(Vidéo fournie avec l’aimable autorisation du Mécanisme international chargé d’exercer les fonctions résiduelles des Tribunaux pénaux (MIFRTP), de l’ONU.)
L’enregistrement de l’audience permet de visualiser les séquences de la vidéo-montage qui sont diffusées par le substitut du procureur, le 27 janvier 2012, sur les écrans du tribunal et soumises au commentaire du témoin. Le son n’est lus celui de la vidéo d’origine mais le son de l’audience, Me Mitchel ayant indiqué au témoin qu’il attendait de lui qu’il précise, pour chaque séquence, le lieu investigué ou l’objet de la vidéo.
(Vidéo fournie avec l’aimable autorisation du Mécanisme international chargé d’exercer les fonctions résiduelles des Tribunaux pénaux (MIFRTP), de l’ONU.)
Le témoin va donc commenter séquences. La première séquence permet de localiser l’entrepôt par rapport au lieu de détention de Sandici Meadow d’où une partie des hommes exécutés ont été amenés. La seconde est une vidéo prise d’un hélicoptère qui permet au témoin de situer l’entrepôt sur la route parcourant la vallée allant de Bratunac à Konjevic Polje. Pour les séquences suivantes, le témoin indique l’objet des recherches menées aux alentours du bâtiment (cuillers de grenades, douilles) ; il commente la forte concentration d’impacts de balles autour des issues du bâtiment, signale le cadre prouvant l’ancienne présence de la guérite à l’intérieur du bâtiment lorsque la vidéo s’attarde sur ces traces, précise qu’il y avait même des traces de sang au plafond alors que l’image montre les murs perforés et salis…
“L’endroit n’a jamais souffert de transformations majeures. Toutes les traces ont été laissées et des années plus tard, la même opération de récolte de preuves aurait pu être de nouveau menée avec la même quantité de sang humain, de peau humaine, de cheveux humains, de traces d’explosifs… Tout a été laissé dans le même état, des années plus tard…”
Jean-René Ruez commentant la vidéo-montage des images filmées au moment de l’enquête sur le site de l’entrepôt de Kravica en 1996. (enregistrement vidéo de l’audience du 27/01/2012, affaire Karadzic, audition de JR Ruez, interrogatoire principal)
La vidéo nous transporte ensuite à l’arrière du bâtiment : Jean-René Ruez évoque le champ de maïs et les douilles trouvées au sol. La fin de la séquence produite concerne la partie Est du bâtiment où l’expert oriente la Cour pour mieux comprendre où les prisonniers étaient concentrés.
La production de cette vidéo à la fin de l’expertise de Jean-René Ruez, les commentaires égrenés par le témoin au fil des images permettent de visualiser ce que le film ne montre justement pas mais que ces longues minutes consacrées aux photographies de l’enquête et aux commentaires de l’expert ont commencé à esquisser : le rassemblement à l’intérieur de ces locaux agricoles de plus de 1300 hommes et adolescents et leur exécution.
